Accéder au contenu principal

LA GOUTEUSE D'HITLER

1943. Reclus dans son quartier général en Prusse orientale, terrorisé à l’idée que l’on attente à sa vie, Hitler a fait recruter des goûteuses. Parmi elles, Rosa. Quand les S.S. lui ordonnent de porter une cuillerée à sa bouche, Rosa s’exécute, la peur au ventre : chaque bouchée est peut-être la dernière. Mais elle doit affronter une autre guerre entre les murs de ce réfectoire : considérée comme « l’étrangère », Rosa, qui vient de Berlin, est en butte à l’hostilité de ses compagnes, dont Elfriede, personnalité aussi charismatique qu’autoritaire. Pourtant, la réalité est la même pour toutes : consentir à leur rôle, c’est à la fois vouloir survivre et accepter l’idée de mourir.

Lire maintenant
Auteur : Rosella Postorino
Série : 
Éditeur : Albin Michel
Date parution : 02/01/2019
Format : Ebook
Première page
1
Nous sommes entrées une par une. Après plusieurs heures d’attente debout dans le couloir, nous avions besoin de nous asseoir. La pièce était grande avec des murs blancs. Au centre, une longue table en bois déjà dressée pour nous. Ils nous ont fait signe de nous y installer.
Je me suis assise et j’ai croisé les mains sur mon ventre. Devant moi, une assiette en porcelaine blanche. J’avais faim.
Les autres femmes avaient pris place sans bruit. Nous étions dix. Certaines se tenaient droites, l’air compassé, les cheveux tirés en chignon. D’autres regardaient à la ronde. La jeune fille en face de moi mordillait ses peaux mortes et les déchiquetait entre ses incisives. Ses joues tendres étaient marquées de couperose. Elle avait faim.
À onze heures du matin, nous étions déjà affamées. Mais cela ne tenait pas à l’air de la campagne, au voyage en autocar. Ce trou dans l’estomac, c’était de la peur. Depuis des années nous avions faim et peur. Et quand les effluves de nourriture sont montés à nos narines, notre sang s’est mis à cogner à nos tempes, notre bouche à saliver. J’ai regardé la fille couperosée. Il y avait la même envie chez elle et chez moi.

Mes haricots verts étaient agrémentés d’une noix de beurre. Du beurre, je n’en avais pas mangé depuis mon mariage. L’odeur des poivrons grillés me chatouillait le nez, mon assiette débordait, je ne la lâchais pas des yeux. Celle de ma voisine d’en face contenait du riz et des petits pois.
« Mangez », ont-ils dit d’un angle de la salle, c’était à peine plus qu’une invitation et pas tout à fait un ordre. Ils lisaient l’appétit dans nos yeux. Bouches entrouvertes, respirations précipitées. Nous avons hésité. Personne ne nous avait souhaité bon appétit, alors je pouvais peut-être encore me lever et dire merci, les poules ont été généreuses ce matin, un œuf me suffira pour aujourd’hui.
J’ai recompté les convives. On était dix, ce n’était pas la cène.
« Mangez ! » ont-ils répété dans l’angle de la salle, mais j’avais déjà sucé un haricot et senti mon sang affluer à la racine de mes cheveux, à l’extrémité de mes orteils, senti mon cœur ralentir. Devant moi Tu dresses une table face à mes adversaires – ces poivrons sont si onctueux –, Tu dresses une table sur le bois nu, pas même une nappe, de la vaisselle blanche, dix femmes : voilées, nous aurions eu tout de religieuses, un réfectoire de religieuses tenues au vœu de silence.
Au début, nous prenons de petites bouchées, à croire que nous ne sommes pas obligées de tout avaler, que nous pouvons refuser cette nourriture, ce repas qui ne nous est pas destiné, qui nous incombe par hasard, c’est le hasard qui nous rend dignes de partager son ordinaire. Mais ensuite, les aliments glissent dans l’œsophage, atterrissent dans ce creux qu’est notre estomac, et plus ils le remplissent, plus le creux grandit, plus nous serrons fort nos fourchettes. Le strudel aux pommes est un tel délice que les larmes me montent aux yeux, que j’enfourne des cuillerées de plus en plus grosses, les avalant à la suite jusqu’à ce qu’il me faille rejeter la tête en arrière et reprendre ma respiration, face à mes adversaires.

Ma mère disait que manger, c’est lutter contre la mort. Elle le disait avant Hitler, quand j’allais à l’école primaire du 10 Braunsteinstrasse à Berlin, et qu’Hitler n’existait pas. Elle nouait un ruban sur mon tablier et me tendait mon cartable, me recommandant de faire attention, de ne pas m’étrangler à la cantine. Chez nous, j’avais la mauvaise habitude de parler tout le temps, y compris la bouche pleine, tu es trop bavarde, me disait-elle, et je m’étouffais précisément parce qu’elle me faisait rire avec ses intonations tragiques, ses principes éducatifs établis sur une menace d’extinction. Comme si tout geste de survie nous exposait au risque de notre mort : vivre était dangereux et le monde un vaste piège.
Le repas terminé, deux SS se sont approchés et la femme à ma gauche s’est levée.
« On ne bouge pas ! Rassieds-toi ! »
Elle s’est laissée retomber comme s’ils lui avaient donné une bourrade. Une de ses tresses roulées en macaron s’est échappée de son épingle dans un léger balancement.
« Vous n’avez pas le droit de vous lever. Vous resterez ici, à table, jusqu’à nouvel ordre. En silence. Si les plats sont empoisonnés, l’effet sera rapide. » Le SS nous a dévisagées une à une, guettant nos réactions. Personne n’a bronché. Puis il s’est adressé de nouveau à celle qui s’était levée : elle portait le Dirndl traditionnel et avait peut-être voulu manifester sa déférence. « C’est l’affaire d’une heure, rassure-toi. Dans une heure, vous serez libres.
Lu : Non
Chronique : Non

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

CHANTAGE AU PRESBYTERE

Larguée (une fois de plus) par James Lacey, délaissée par son voisin en qui elle mettait ses derniers espoirs, Agatha Raisin déclare la guerre aux hommes en faisant voeu de chasteté... Jusqu'à sa rencontre avec le tout nouveau et très sexy vicaire de Carsely, qui fait l'effet d'une bombe au village : les femmes se bousculent à l'église. Quant à notre Agatha, elle retrouve aussitôt la foi... Mais, damned !, voilà que le corps sans vie du vicaire est découvert dans le bureau de l'église. Qui a pu commettre ce geste sacrilège ? Le clergyman était-il trop beau pour être honnête ? C'est ce que découvrira peut-être Agatha qui, sans le savoir, vient d'ouvrir une véritable boîte de Pandore... Lire maintenant Auteur : Marion Chesney Beaton Série : Agatha Raisin enquête   Tome 13 Éditeur : Albin Michel Date parution : 31/10/2018 Format : Ebook Première page Agatha Raisin commençait à se dire que jamais plus rien ne l’intéresserait. Elle avai

OU ES TU MAINTENANT ?

Auteur : Higgins Clark Mary Editeur : Albin Michel (avril 2008) Étiquette : Policier Format : Papier

LE DERNIER ERMITE

L'’histoire incroyable d’un homme qui a vécu seul pendant 27 ans dans les forêts du Maine En 1986 – c’'était l'’époque de Reagan et de Tchernobyl – Christopher Knight, un jeune homme intelligent et timide, décide de quitter la société des hommes pour vivre dans une solitude totale au cœur de la forêt du Maine au nord des États-Unis. Pendant près de 30 ans, il ne parlera à personne, fuira tout contact, apprenant à survivre au froid et à la faim grâce à son courage et à son ingéniosité. Pendant toutes ces années aussi, il réussira à s’introduire sans trop de dommages dans certains cottages pour trouver des vêtements, des livres, des piles, de la nourriture supplémentaire… qui lui permettront de traverser sous sa tente les terribles hivers de cette région américaine jusqu’à son arrestation en 2014. Michael Finkel a été le seul journaliste auquel Christopher Knight a accepté d’accorder de nombreux entretiens, en prison et après sa libération. Pourquoi a-t-il décidé de se